En français classique, on employait régulièrement le plus-que-parfait du subjonctif avec la valeur du conditionnel passé : – Rodrigue, qui l’eût cru ? – Chimène, qui l’eût dit ? (Corneille, « Le Cid »). Cet emploi se maintient en français contemporain, dans un niveau soutenu, avec une valeur d’irréel du passé, comme chez Proust : « Mais si je n’avais pas fait cet arrêt, si la voiture n’avait pas pris par l’avenue des Champs-Élysées, je n’eusse pas rencontré Gilberte et ce jeune homme ». Dans un système hypothétique, le plus-que-parfait du subjonctif de la principale peut-être remplacé par le conditionnel passé : « je n’aurais pas rencontré Gilberte ». Dans son souci d’étiqueter cet emploi, la grammaire scolaire du XIXe siècle a inventé le « conditionnel passé deuxième forme » (« eusse rencontré ») qui s’ajoutait, dans les tableaux de conjugaison, au « conditionnel passé première forme » (« aurais rencontré »). Étiquette superflue, puisqu’il s’agit simplement d’un emploi du subjonctif plus-que-parfait pour exprimer une supposition portant sur le passé. Le « conditionnel passé deuxième forme » a disparu dès les années 1960 des grammaires, qui se contentent d’indiquer cet emploi particulier dans leur chapitre sur le subjonctif : « le plus-que-parfait du subjonctif s’emploie dans la langue soignée avec la valeur du conditionnel passé (...) : J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante (Baudelaire) » (« Le bon usage », 1986, p . 1306). Certaines grammaires archaïsantes en parlent encore. Ce n’est donc pas un temps perdu, mais une étiquette inutile dont il est vain de faire la recherche en surchargeant les tableaux de conjugaison, qui sont déjà assez complexes sans elle.
Jean-Christophe Pellat
Jean-Christophe Pellat est professeur émérite de linguistique française à l’Université de Strasbourg, où il a enseigné en Licence, Master et dans les préparations au CAPES et aux agrégations de Lettres. Spécialiste de grammaire et orthographe françaises (histoire, description, didactique), il est co-auteur d’un ouvrage universitaire de référence, Grammaire méthodique du français (PUF, dernière éd. 2016) et de diverses grammaires scolaires. Dans ses travaux sur la didactique de la grammaire en FLE et FLM, il s’attache à l’adaptation des notions aux différents publics concernés.